Suave mari magno

http://fleche.org/lutece/progterm/lucrece/lucrece_chant_2_1.html

Suave, mari magno turbantibus aequora ventis,
e terra magnum alterius spectare laborem;
non quia vexari quemquamst jucunda voluptas,
sed quibus ipse malis careas quia cernere suavest.

   Traduction :              Quand les vents font tourbillonner les plaines de la mer immense, il est doux de regarder de la terre ferme le grand effort d’autrui; non parce que le tourment de quelqu’un est un plaisir agréable mais parce qu’il est doux de discerner les maux auxquels on échappe soi-même.

http://www.ruinae.com/_redir.php?txt=_load_book.php%3Fload%3Dauthor%26author%3Dlucrece

 

Reprenons l’image du De Natura rerum de Lucrèce en la détournant…

imaginez que vous êtes parmi les victimes d’un naufrage, nageant dans une mer démontée…vous n’avez comme perspective que la mort par épuisement et par noyade, car aussi loin que le regard puisse porter aucune terre à l’horizon, et d’ailleurs règne une nuit obscure seulement illuminée de temps à autre par les éclairs.

Mais soudain apparaît un hélicoptère de secours, envoyé sans doute depuis la côte….il largue une échelle de cordes, qui passe juste à côté de vous…vous la saisissez…vous êtes sauvé !

enfin pas encore : il vous faut monter les différents degrés de l’échelle, jusqu’à arriver à l’hélicoptère, où des mains secourables s’occuperont sans doute de vous…

Il vous faut d’autant plus le faire, que vous n’êtes pas le seul naufragé : d’autres autour de vous sont là, nageant péniblement, attendant eux aussi de pouvoir emprunter l’échelle…c’est votre devoir de monter pour laisser la place aux autres, ou alors, si vous ne voulez pas, si vous êtes trop épuisé pour faire encore l’effort de grimper, de rejeter l’échelle pour la laisser aux autres, qui eux veulent se sauver en faisant l’effort de monter un à un les degrés de l’échelle…

et tout cela par grand vent, tempête même, il fait froid, la pluie violente crépite sur les flots démontés, on la voit à chaque éclair…l’hélicoptère lui même n’est pas stable, l’échelle tourbillonne…comme c’est dur !

vous risquez, même si vous vous tenez ferme, même si vous faites un effort surhumain, d’ être rejeté en bas , dans la mer, par le vent qui souffle en ouragan….

la mer démontée, c’est la mer de l’athéisme

l’échelle de corde c’est la philosophie

l’hélicoptère c’est le christianisme

son rôle est de vous emporter « vers les hauteurs du ciel » : itinéraire de l’âme vers Dieu. Itinerarium mentis in Deum  (Saint Bonaventure)

La philosophie n’est pas seulement un système cohérent et rationnel d’explication du monde, des apparences, des phénomènes : c’est d’abord un instrument de salut.

La philosophie véritable est de nature religieuse, comme on le voit chez tous les grands philosophes : Platon, Lucrèce lui même (car le De Natura rerum est un grand poème philosophique, qui se donne pour objet de répondre aux angoisses de l’âme humaine par un système d’explication de la nature, montrant l’inanité des rites païens de la religion traditionnelle et de ses ignobles sacrifices sanglants), Descartes, Spinoza, Malebranche, Pascal, Fichte, Brunschvicg….

la mer de l’athéisme, c’est le « monde » actuel, ou passé, qui est depuis toujours chaos, absence de « monde véritable ».

C’est la mer où nous surnageons, poussés par nos pulsions et nos instincts, sachant bien que viendra l’engloutissement final, continuant cette survie absurde en surnageant à cause de la seule épouvante que nous cause la perspective de l’engloutissement final…

nous voyons nos proches, s’épuiser de plus en plus, puis succomber, nous entendons leurs cris de terreur, puis…plus rien ! le silence de la nuit régnant sur l’océan démonté des instincts et des passions déchaînées…

avons nous un enfant que nous chérissons ? nous le voyons brusquement happé par la drogue, emporté vers une mort ignominieuse….et pourquoi la drogue, ou l’alcool, ou le sexe et la dissolution sexuelle ? pour oublier que rien n’a de sens, que tout est absurde et glauque…

comme dit l’ivrogne :

pourquoi buvez vous ?

pour oublier !

pour oublier quoi ?

pour oublier que je bois !

quel est le sens de tout cela ? aucun ! tout cela doit aboutir à l’engloutissement final, nous le savons, précédé par une peur, une souffrance, un épuisement de plus en plus insupportable…

alors bien sûr nous sommes libres d’imaginer des consolations : au delà, paradis éternel, 72 femmes merveilleuses pour chaque croyant musulman, qui redeviennent vierges à chaque coït, qui n’urinent pas, ne suent pas, ne défèquent pas, sentent tout le temps une odeur plus  délectable que les parfums les plus suaves d’ici bas…et pour les autres, ceux qui ne nous plaisent pas : enfer éternel…difficile de ne pas voir l’athéisme profond qui se dissimule derrière ces légendes infantiles !

tout cela ne fonctionne pas, ou plus : « notre besoin de consolation est impossible à rassasier« , tel est le titre d’un petit essai de Stig Dagerman, qui un beau jour de 1954 je crois, ferma son garage hermétiquement, démarra le moteur de sa voiture, et mourut suffoqué.

Tout est souffrance : tous les « samkhâras » sont « dukhas » : telle est la vérité du bouddisme, retrouvée par Schopenhauer, interprétant la réalité ultime comme une « Volonté » absurde et vaine qui se dévore elle même…

bien sûr il y a de temps en temps des rochers, des îlots, perdus au milieu de l’Océan, qui s’appellent : « famille », « métier », « amour », « amitié », « voyages », « études », « grands livres », « grandes musiques » etc…

mais cela ne dure pas : bientôt, l’îlot est recouvert par la mer démontée, la famille se disloque, suite à un divorce par exemple… le métier disparaît sous les flots lui aussi, ce qui veut dire que vous êtes chassé, mis à la porte, sans emploi, sans sécurité sociale, bientôt SDF…l’amitié se révèle trahison, l’amour se révèle tromperie, ou satiété, ou envie d’un nouvel amour, puis adultère, les enfants s’en vont pour ne jamais reparaître, vous n’avez pour perspective que la mort solitaire, abandonné de tous..

c’est cela, l’athéisme…

alors qu’allez vous faire, si l’échelle de corde passe à votre portée ? écouter ceux qui vous disent de ne pas y monter, que le premier degré est vermoulu, qu’il va céder sous votre poids, que vous allez retomber à l’eau ?

et alors ? peut être ont ils raison, mais cela vaut la peine d’essayer : car l’eau, vous y êtes déjà plongé depuis toujours : vous ne risquez rien de tenter le coup !

ce premier degré de l’échelle, suivi par bien d’autre degrés jusqu’à l’hélicoptère, c’est celui ci :

c’est la « preuve » de l’existence de Dieu (du Dieu des philosophes, qui est non pas quelque chose dont il y ait vérité ou fausseté, mais ce par quoi ou par qui il y a vérité), preuve qui se situe dans l’existence de fait de la science moderne, de la physique mathématique.

Ce n’est pas la science, ce n’est pas la physique, ce n’est pas la mathématique…

c’est le fait de constater que jamais un espèce purement animale n’aurait pu créer quelque chose tel que la science moderne!

Le fameux livre de Jacques Monod, « Le hasard et la nécessité« , est sans doute considéré comme « athée », peut être aussi par son auteur…

et pourtant il prouve l’existence de Dieu au sens que nous venons de dire !

car la constitution d’une science purement et absolument objective, fondée sur des systèmes d’axiomes où l’on a pris soin d’éliminer tout élément subjectif, tout élément correspondant aux besoins, pulsions, goûts, désirs individuels ou ethniques humains, cela témoigne non pas du fait que « tout est objectif » (ce qui serait d’ailleurs contradictoire, car il resterait à déterminer qui est le sujet libre qui vérifie et valide, ou bien réfute,  cet énoncé, et qui serait de toutes façons « en dehors » du domaine de validité des axiomes, en dehors de l’objectivité donc) , mais du fait que derrière la constitution de la science absolument objective (idéal d’ailleurs jamais atteint, Infini) il y a un sujet…

Le Sujet : le Dieu des philosophes et des savants.

ce qui correspond exactement à ce que dit Brunschvicg en 1928 :

«Le fait décisif de l’histoire, ce serait donc, à nos yeux, le déplacement dans l’axe de la vie religieuse au XVIIe siècle,

 lorsque la physique mathématique,  

 susceptible d’une vérification sans cesse plus scrupuleuse et plus heureuse, a remplacé une physique métaphysique qui était un tissu de dissertations abstraites et chimériques autour des croyances primitives. L’intelligence du spirituel à laquelle la discipline probe et stricte de l’analyse élève la philosophie, ne permet plus, désormais, l’imagination du surnaturel qui soutenait les dogmes formulés à partir d’un réalisme de la matière ou de la vie. L’hypothèse d’une transcendance spirituelle est manifestement contradictoire dans les termes ; le Dieu des êtres raisonnables ne saurait être, quelque part au delà de l’espace terrestre ou visible, quelque chose qui se représente par analogie avec l’artisan humain ou le père de famille. Étranger à toute forme d’extériorité, c’est dans la conscience seulement qu’il se découvre comme la racine des valeurs que toutes les consciences reconnaissent également. À ce principe de communion les propositions successivement mises au jour et démontrées par les générations doivent leur caractère intrinsèque de vérités objectives et éternelles, de même qu’il fonde en chacun de nous cette caritas humani generis, sans qui rien ne s’expliquerait des sentiments et des actes par lesquels l’individu s’arrache à l’égoïsme de la nature. Ce Dieu, il faudra donc l’appeler le Verbe, à la condition que nous sachions entendre par là le Verbum ratio (λόγος ἐνδιάθετος) dont le Verbum oratio (λόγος προφορικὸς) est la négation bien plutôt que le complément, avec tout ce qui, par l’extériorité du langage à la pensée, s’est introduit dans les cultes populaires : mythes de révélations locales et de métamorphoses miraculeuses, symboles de finalité anthropomorphique.»

Tel est le premier degré de l’échelle….

 

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